Société en formation : un bouleversement jurisprudentiel
Les sociétés ne jouissent de la personnalité morale qu’à compter de leur immatriculation (art. 1842 du Code civil, L. 210-6 du Code de commerce). Néanmoins, les associés peuvent, avant l’immatriculation, agir au nom d’une société en formation. Dans ce cas, elles sont tenues personnellement jusqu’à l’immatriculation de la société, qui pourra reprendre les engagements souscrits ; la reprise des engagements a pour effet d’engager rétroactivement la société et, corrélativement, de dégager la responsabilité des associés (art. 1843 du Code civil).
Jusqu’à présent, la Cour de cassation jugeait que l’acte conclu « par une société non immatriculée » était frappé de nullité absolue, et ne produit en conséquence aucun effet juridique (voir dernièrement notre article à ce sujet).
C’est donc un petit séisme que provoquent trois arrêts de la Chambre commerciale de la Cour de cassation rendus le 29 novembre 2023 (n° 22-12.865, 22-18.295 et 22-21.623).
Dans les trois espèces, un acte avait été conclu, soit « par » la société en formation, soit au nom des représentants de la société en formation, et non « au nom et pour le compte de la société en formation« , comme l’exigeait la jurisprudence jusqu’à présent.
La Cour de cassation, par un attendu de principe commun aux trois arrêts, juge que la position de principe qu’elle adoptait jusque là, pouvait avoir des effets paradoxaux et nuire à la sécurité juridique. En conséquence, elle estime qu’il appartient désormais au juge du fonds de rechercher la commune intention des parties, et notamment si celles-ci ont souhaité que l’acte soit repris par la société après son immatriculation.
6. Il résulte des articles L. 210-6 et R. 210-6 du code de commerce que les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Les personnes qui ont agi au nom ou pour le compte d’une société en formation avant qu’elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été souscrits dès l’origine par la société.
7. La Cour de cassation juge depuis de nombreuses années que ne sont susceptibles d’être repris par la société après son immatriculation que les engagements expressément souscrits « au nom » (Com., 22 mai 2001, n° 98-19.742 ; Com., 21 février 2012, n° 10-27.630, Bull. n° 4 ; Com., 13 novembre 2013, n° 12-26.158) ou « pour le compte » (Com., 11 juin 2013, n° 11-27.356 ; Com., 10 mars 2021, n° 19-15.618) de la société en formation, et que sont nuls les actes passés « par » la société, même s’il ressort des mentions de l’acte ou des circonstances que l’intention des parties était que l’acte soit accompli en son nom ou pour son compte (3e Civ., 5 octobre 2011, n° 09-72.855 ; Com., 21 février 2012, n° 10-27.630, Bull. n° 4 ; Com., 19 janvier 2022, n° 20-13.719).
8. Cette jurisprudence repose sur le caractère dérogatoire du système instauré par la loi, lequel permet de réputer conclus par une société des actes juridiques passés avant son immatriculation. Elle vise à assurer la sécurité juridique, dès lors que la présence d’une mention expresse selon laquelle l’acte est accompli « au nom » ou « pour le compte » d’une société en formation protège, d’un côté, le tiers cocontractant, en appelant son attention sur la possibilité, à l’avenir, d’une substitution de plein droit et rétroactive de débiteur, et, de l’autre, la personne qui accomplit l’acte « au nom » ou « pour le compte » de la société, en lui faisant prendre conscience qu’elle s’engage personnellement et restera tenue si la société ne reprend pas les engagements ainsi souscrits.
9. Cette solution a pour conséquence que l’acte non expressément souscrit « au nom » ou « pour le compte » d’une société en formation est nul et que ni la société ni la personne ayant entendu agir pour son compte n’auront à répondre de son exécution, à la différence d’un acte valable, mais non repris par la société, qui engage les personnes ayant agi « au nom » ou « pour son compte ». Elle s’avère ainsi produire des effets indésirables en étant parfois utilisée par des parties souhaitant se soustraire à leurs engagements, et a paradoxalement pour conséquence de fragiliser les entreprises lors de leur démarrage sous forme sociale au lieu de les protéger, sans toujours apporter une protection adéquate aux tiers cocontractants, qui, en cas d’annulation de l’acte, se trouvent dépourvus de tout débiteur.
10. L’exigence selon laquelle l’acte doit, expressément et à peine de nullité, mentionner qu’il est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation ne résultant pas explicitement des textes régissant le sort des actes passés au cours de la période de formation, il apparaît possible et souhaitable de reconnaître désormais au juge le pouvoir d’apprécier souverainement, par un examen de l’ensemble des circonstances, tant intrinsèques à l’acte qu’extrinsèques, si la commune intention des parties n’était pas que l’acte soit conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits.
Noter toutefois que le formalisme lié à la reprise des actes reste inchangé (voir notamment art. R. 210-6 du Code de commerce).