Droit des sociétésVeille juridique

Où commence l’abus d’égalité ?

Les conseils le savent, l’égalité est un terrain glissant. Les décisions collectives requérant de facto l’unanimité des associés, tout désaccord entraîne un risque de blocage des décisions sociales, pouvant aller jusqu’à la paralysie de la société justifiant sa dissolution anticipée sur le fondement de l’article 1844-7, 5° du Code civil. Mais les parties peuvent, malgré toutes les mises en garde, accepter ce risque. Reste que la liberté de vote n’est pas sans limite, et que l’associé égalitaire peut (à l’instar de l’associé disposant d’une minorité de blocage) abuser de son droit. Où se situe alors la frontière entre l’exercice normal du droit de vote et son abus ? C’est sur ce point que s’est prononcée la Cour de cassation dans un arrêt du 21 juin 2023.

Deux sociétés de transport détenaient 50% chacune du capital d’une troisième société (la joint-venture), constituée spécialement pour l’exécution d’un marché. A l’approche de l’échéance de ce marché, le client proposa une modification substantielle de ses conditions. Ces modifications furent soumises à l’assemblée générale de la joint-venture. L’un des associés s’étant prononcé contre ces modifications, elles ne purent être adoptées, la joint-venture perdit le marché, qui fut attribué… au groupe auquel appartenait l’associé opposant.

L’autre associé assigna l’opposant devant les juridictions compétentes.

D’une part, il lui reprochait un manquement au devoir de loyauté : l’associé opposant avait engagé directement des négociations occultes avec le client de la joint-venture alors même que le contrat était encore en cours ; il aurait dû en informer les autres associés.

L’argument est rejeté par la Cour de cassation : « sauf stipulation contraire, l’associé d’une SAS n’est, en cette qualité, tenu ni de s’abstenir d’exercer une activité concurrente de celle de la société, ni d’informer celle-ci d’une telle activité et doit seulement s’abstenir d’actes de concurrence déloyaux ».

D’autre part, il était reproché à l’associé ayant voté contre l’adoption des modifications contractuelles d’avoir commis un abus d’égalité.

La Cour d’appel avait rejeté cette prétention, au motif qu’en s’associant à égalité, les deux associés avaient clairement entendu soumettre l’ensemble de leurs décisions à la règle de l’unanimité, et avaient par conséquent accepté le risque d’un blocage du fonctionnement de la société.

Sur ce point, l’arrêt est cassé par la Cour de cassation : « constitue un abus d’égalité le fait, pour un associé à parts égales, d’empêcher, par son vote négatif, une opération essentielle pour la société, dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’autre associé ».

La Cour d’appel aurait dû rechercher si l’associé opposant avait cherché à favoriser ses intérêts au détriment de l’autre, quand bien même la répartition du capital à égalité impose en tout état de cause l’adoption des décisions à l’unanimité.

Bien que ce soit, à notre connaissance, la première fois qu’elle le définisse explicitement dans un attendu de principe, la Cour de cassation avait déjà consacré la notion d’abus d’égalité, sur des critères identiques à celui de l’abus de minorité : vote contraire à l’intérêt social et favorisant l’intérêt personnel de l’associé (cf. Com. 16 juin 1998 n° 96-13.997 : « ayant par ces constatations justifié son appréciation selon laquelle les exigences de X répondaient à un intérêt égoïste et étaient contraires à l’intérêt de la société, et qu’en interdisant toute décision de l’assemblée générale, il commettait un abus de son droit de vote, la cour d’appel a pu, sans encourir aucun des griefs du moyen statuer comme elle l’a fait »).

Bien entendu, il est possible de prévoir en amont des mécanismes de prévention des blocages (ne serait-ce que par des conventions de vote extrastatutaires) ou de résolution des conflits entre associés égalitaires (entre autres, la clause shotgun que nous évoquions précédemment).

Com. 21 juin 2023 n° 21-23.298

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *